EXTRAIT DU ROMAN DE TANKRED DORST
Le Voyage à Stettin
traduit de l\'allemand par Hélène Mauler et René Zahnd
(chapitre 1)
Dans la partie arrière du grand jardin, les pommiers se dressent dans l’herbe haute. Je me souviens du bruit strident que fait la scie mécanique de la fabrique de mobilier scolaire derrière la haie. Hannah et Heinrich sont couchés sur une toile de tente, tous deux en maillot de gymnastique, avec sur la poitrine la croix gammée dans le losange.
– L’autre pasteur de notre paroisse était noir.
– Un nègre ? demande Heinrich les yeux fermés.
– Oui, un nègre.
– Il prêchait aussi pour des blancs ?
– Of course.
– « Of course ! » Sept ! s’écrie Heinrich et il trace un bâton dans le cahier d’écolier ouvert à côté de lui. – Ça fait sept fois que tu utilises une expression américaine à la place d’une expression allemande !
– Oh silly boy !
– Tu vis pourtant en Allemagne maintenant ! Pour chaque fois il faut que tu aies une punition ! Je vais réfléchir laquelle.
– Un baiser ? suggère Hannah en riant.
– Ou quelque chose d’encore pire, dit Heinrich, et il se laisse retomber dans l’herbe.
Silence.
– Bien sûr qu’il prêchait pour tout le monde ! Pour Dieu, tous les hommes sont égaux.
– Devant Dieu ! … Tu épouserais un nègre ?
– Il n’y a pas de nègres ici.
– Sérieusement : si j’étais un nègre, tu resterais couchée là dans l’herbe avec moi ?
– Tu es marrant.
– Tu n’aurais pas peur ?
– Pourquoi ?
– En tant que femme blanche !
Hannah hausse les épaules et rit.
– Je ne crois pas qu’un nègre sache se maîtriser comme un blanc.
– Ah, tu dois te maîtriser ?
Heinrich la regarde, se tait.
Hannah se glisse plus près de lui.
– Pourquoi ?
– Tu le sais bien !
– Pourquoi pourquoi pourquoi pourquoi… pourquoi donc ? Mais dis-le !
Elle s’est collée tout contre lui, il l’embrasse et la serre maladroitement dans ses bras. Soudain il la lâche et lui donne une bourrade, elle bascule sur le côté et reste en boule par terre. Elle ne sait pas ce qu’il a, elle prend ça pour une plaisanterie, rit.
Maintenant Heinrich s’est levé d’un bond et a couru dans l’herbe haute jusqu’au tas de compost. De là, il la bombarde de pommes pourries. L’une d’elles la touche, éclate sur son maillot de gymnastique blanc, la chair brune lui dégouline sur le ventre.
Elle ramasse en vitesse ses affaires, part en courant.
Heinrich est debout sur le tas de compost, la suit des yeux. Il a l’air fâché, désespéré. Lorsqu’elle a disparu, il va à l’endroit où ils étaient couchés dans l’herbe, se jette sur la toile de tente, pleure, s’enroule dans la toile de tente et reste allongé ainsi.